Euphorie totale. Quelle prestation magnifique, quelles voix angéliques et à la fois surpuissantes! Bonheur extatique, délice pour les oreilles! Un soupir alors que la salle explose en applaudissements polis, contenus avec une difficulté très mal dissimulée. En scrutant la pièce d’un coup d’œil rapide mais bien entraîné, on pouvait voir de riches bourgeois habitués de l’Opéra d’Anse-Bordeaux plutôt déçus de la représentation qui leur avaient étés offert ce soir. D’autres, par contre, en était déjà à l’ovation debout et en redemandaient presque encore. Du haut de sa loge, dissimulé derrière un pan de rideau pourpre et le visage caché par des cheveux blonds, presque blancs et fades, le stratège daigna offrir quelques applaudissements peu enthousiasmés aux cantateurs. Après tout, ils s’étaient tout de même époumonés durant plus de deux heure entières. Il était rare de voir Anton Von Rabe déçu d’une sortie à l’Opéra, mais ce soir ce serait le cas. En bon amateur d’art, il adorait l’opéra. Il ne put s’empêcher de penser qu’il aurait préféré la pièce si il n’était pas d’une humeur aussi.. lasse. Alors même que les artistes de ce théâtre chic et prestigieux n’en était qu’à leur salut, il était levé et avait glissé ses longs doigts fins autour du manche de sa canne avec précision et grâce, puis, il était déjà parti. Aussi rapide qu’une ombre..
Il descendait les escaliers tranquillement, son esprit vagabondant ci et là. L’illustre propriétaire des lieux, un petit homme gras au crâne dégarni qu’il s’empressait de dissimuler à l’aide d’une perruque qui se devait être chic, mais qui paressait ridicule, l’attendait à la sortie. Une vieille habitude depuis le retour du Von Rabe à Evergloth.. et de sa.. nomination?
- Messire Von Rabe! Je suis encore une fois honoré que vous vous soyez joint à nous ce soir! Une jolie prestation, n’est-ce pas?
- Excellent. Répondit-il tout simplement, en continuant son chemin jusqu’aux portes massive de l’Opéra, toujours fermé puisqu’il était le seul qui s’éclipsait déjà. Deux valets s’empressèrent d’ouvrir à son approche.
- Bien évidemment! Une très belle fin de soirée à vous. N’oubliez pas de transmettre mes plus sincères salutations au roi, ainsi qu’une cordiale invitation en mon humble demeure..
Il s’arrêta, le pied déjà dehors. Toujours le même refrain. La ville avait beau être tombé aux mains des français, ont pouvaient bien lécher les bottes de représentants de la couronne française aussi bien que celle d’Autriche, afin d’ assurer la popularité et la prospérité de son établissement. Doucement, il pivota sur lui-même avec légèreté. Il planta ensuite sa canne à sa droite et adopta une position plutôt incongru. Une main sur la taille, l’autre posée de façon impérative sur sa canne finement sculpté, son corps était légèrement incliné à l’horizontal, et sa tête penché du même côté, fixant le riche bourgeois de son regard grisâtre. L’agacement, la mauvaise humeur reprenait le dessus lorsqu’il posait les yeux sur ce personnage si indigne d’intérêt…
- J’y veillerais personnellement, fidèle à ma parole et mon habitude.. Cependant, il faudrait veiller au contenu que vous mettez à l’affiche, mon cher ami, puisque le Roi en personne ne se déplacerait jamais pour un tel navet, où l’ont mises plus sur les formes voluptueuse et les longs cils battants de jeunes femmes, certes très agréables à regarder, que sur la voix et la qualité du son de vos violons désaccordés..
Il en resta penaud, le prestigieux proprio. D’un autre tour sur lui-même, aussi rapide que le précèdent, un léger sourire se dessina sur les lèvres de Anton lorsqu’il fut de nouveau face à la rue noire et fraîche qui s’ouvrait devant lui. Levant sa canne en l’air, d’un geste exubérant, il ajouta d’un ton dramatique :
- Ahh.. Quelle triste impression que de savoir qu’il me faudra davantage compter sur mon unique personne afin de m’offrir un peu de distraction! Mon cher monsieur, bonne soirée à vous. Votre expression outrée aura gentiment enjolivé la mienne. Trêve de plaisanteries, mes attentes sont hautes tant qu’à votre prochain soit disant chef-d’œuvre, mais j’ai foi en vous.
Sur ce, les autres spectateurs ne tardèrent pas à quitter l’opéra d’Anse-Bordeaux. La silhouette mince et chic du stratège disparut rapidement dans la marre de couples luxueusement vêtus qui bavardaient avec plaisance. Il semblait invisible dans cette foule qui eut bientôt vite fait de se dissiper. Voitures et chevaux surgissaient de partout, d’autres, plus rare, comme son humble et sarcastique personne, décidèrent de prendre un peu l’air.
Il marchait tranquillement, le terme déambuler serait plus juste. Il zigzaguait dans la rue presque vide, les yeux rivés vers le ciel. Et il songeait, à diverses choses. Il aurait pus avoir bonne mine, sauf que le faible éclairage des réverbères accentuaient ses cernes impressionnantes et donnaient des allures fantomatique à son visage trop pâle. Son manteau tombait parfaitement sur son corps mince, ses bottes sombres étaient cirées à la perfection. Il était de mauvaise humeur, oui. Car tout était.. trop calme, trop ennuyeux. Heureusement, on promettait du mouvement, des chamboulements. Des surprises, des initiatives dérangeantes à l’horizon! Oui, déjà cette perspective était beaucoup plus amusante. Mais en ce moment.. il trouvait que la soumission et le respect poli était d’un ennui.. Un autre soupir, peut-être aurait-il été mieux de rester terrer dans ses appartements devant son jeu d’échec, un bon porto couleur topaze brûlée à la main à broyer ses pensées noirs, dans son antre. Sortir semblait plus attrayant, mais l’opéra l’avait déçu ce soir.. et si il ne tardait pas à ce passer quelque chose d’intéressant ce soir, dans ce quartier, il retournerait volontiers se cacher derrière ses bouquins! Eux seuls pouvaient réussir à apaiser son humeur noir, mais avec sa malchance habituelle il tomberait sûrement sur ce petit musicien de pacotilles prétentieux qu’était Cassian Uriel Van Glaasz! Anton détestait sa personne, mais il devait admettre qu’il était malencontreusement beaucoup trop doué. Il espérait seulement pour son cher cousin qu’il était aussi talentueux à ce qui attrait le maniement d’armes que lorsqu’il laissait ses doigts valser sur un piano..
Il passa d’un geste rapide sa main gauche dans sa chevelure blonde défraîchie, chassant du coup ses ressentiments envers l’homme de main du Roi. À quoi bon alimenter son humeur massacrante des songes de cet être agaçant! Une fine brise vint faire valser le bas de son manteau sombre dans un bruissement de tissu subtil. Puis, il s’arrêta. Il sortit de sa poche une petite montre en or, qui s’ouvrit dans un petit déclic. Il résonna dans la rue presque déserte. Puis, ce fit le bruissement dans la chaîne, lorsqu’il la replaça à sa place, qui brisa le silence beaucoup trop lourd. Bientôt minuit, il était tôt. Un autre soupir, beaucoup trop tôt.
Anton Von Rabe continua à avancer tranquillement, en sifflotant un petit air joyeux, léger. Ses pas n’étaient plus ponctués du bruit de sa troisième jambe, qui lui servait qu’à simple titre d’artifice. Il la faisait tournoyer allègrement, complétant son air absent, extravaguant. Ainsi, il attendait désespéramment qu’il se produise quelque chose, comme espérant une distraction qui ne venait pas. Après tout, il était minuit, l’heure du crime..